Joséphine pleure. Et cette fois, les oignons n’en sont pas la cause. Elle a pris soin de les tremper longuement dans de l’eau froide avant de les éplucher. Les larmes qui coulent le long de ses joues sont celles d’une âme blessée par une injustice. Ce sont des larmes d’amertume. Aucune eau, si fraîche soit-elle, ne peut atténuer la douleur de l’affront.
Joséphine n’aura plus d’emploi à partir de demain. Madame lui a signifié son congé en début de semaine. Après vingt ans d’un irréprochable service auprès de la famille Van Brau. « Trop âgée », lui a dit Madame. Bien sûr qu’à 64 ans, elle ne travaille plus avec cette énergie qui l’étonnait elle-même autrefois. C’est vrai qu’il lui arrive, à présent, d’avoir des vertiges et qu’elle refuse de monter sur une échelle pour nettoyer les vitres.
Est-ce ainsi pourtant que l’on traite les gens qui vous ont si fidèlement servi ? Effacées les interminables journées à s’occuper des enfants lorsqu’ils étaient petits et turbulents. Oubliées les années de dévouement pour offrir au couple un bonheur tranquille éloigné des ingrates tâches ménagères. Est-il acceptable que le dévouement des humbles soit toujours récompensé par l’ingratitude des nantis ? Joséphine se souvient de son père, qui usait des mots les plus durs pour stigmatiser l’attitude de ces bourgeois égoïstes, risibles petits seigneurs sans terres et sans manières, plus investis de leurs droits que de leurs devoirs.
Que va-t-elle devenir ? Où va-t-elle aller ? Elle, qui n’a pas pris le temps de vivre pour elle-même, de se marier, d’avoir des enfants.
Accaparée par ses réflexions douloureuses, Joséphine n’a pas remarqué l’intrus qui s’est habilement faufilé dans la cuisine alors qu’elle prépare le repas pour Monsieur et Madame et leurs invités. Avec une souplesse exemplaire, il bondit sur la table, approchant avec discrétion de ce qui lui paraît être le plus séduisant des butins. L’antre spacieux et moderne de Joséphine est décidément le plus bel endroit du monde. Son attention se porte sur un saumon fumé pré-découpé en tranches. Il raffole du poisson. Attentif au moindre mouvement de la vieille femme, il parvient à s’approcher suffisamment près pour que sa petite langue râpeuse prenne contact avec la chair. Il lui faut faire vite, mordre et déchiqueter sans manière. Mais pourquoi faut-il que cette queue imprévisible aille projeter une fourchette sur le sol ?
Joséphine sursaute et aperçoit le Mignon Voleur.
- Ah non, pas toi ! Sors d’ici immédiatement !
Et voilà que l’Arsène, en trois bonds, se propulse hors de la pièce, fuyant par la fenêtre entrouverte.
L’émotion ne lui a pas fait perdre la tête, il a pris soin d’emporter une large tranche de saumon soigneusement calée dans sa petite gueule d’adorable chat tigré.
C’est Joséphine qui l’a baptisé Mignon Voleur. Les Van Brau, eux, l’appellent Catimini.
Cat-imini… Ces gens-là croient avoir de l’esprit.
***
« Madame est servie », annonce Joséphine, qui apporte le saumon sur un plateau d’argent.
Combien de fois a-t-elle bien pu prononcer cette phrase stupide ? Elle ne la formulera jamais plus. C’est le dernier repas qu’elle prépare, l’ultime fois qu’elle fait le service.
Monsieur et Madame reçoivent les Labreuil. Ces chers Labreuil avec qui ils jouent régulièrement au tennis. Madame Labreuil, née Desmet, est superficielle, prétentieuse et sans bonté. Monsieur Labreuil, lui, a le verbe haut et l’esprit étroit. Ceux-là, Joséphine ne les regrettera pas.
Le civet de lièvre mijote à feu doux. Parfois, de petits clapotis se font entendre et un délicat fumet s’échappe de la cocotte lorsque Joséphine en soulève le couvercle. Que feront-ils désormais sans elle ? Mangeront-ils des repas à cuire au micro-onde ou engageront-ils une jeune ignorante qui laissera brûler les sauces ? Joséphine a envie d’une cigarette. Vingt-cinq ans qu’elle fume des gauloises. Comme son père ! Madame réprouve. Il paraît que les femmes qui ont la cigarette aux lèvres, cela fait vulgaire, tellement vulgaire. Cette déplorable obscénité, Joséphine l’exhibe en arpentant le jardin auquel elle a directement accès par la porte de la cuisine. Il lui suffit de descendre cinq marches pour pénétrer dans un univers de couleurs apaisantes et de senteurs aromatiques qui lui rappellent la campagne de son enfance. Elle aime s’y balader, jouant à offrir au ciel ses volutes de fumée et admirant au passage, dans le jardin voisin, les roses anglaises du dentiste Gilbert Castelin.
Mais cette fois, la flamme du briquet ne grille pas l’extrémité de la cigarette. Celle-ci tombe à terre au moment où Joséphine laisse échapper un cri de stupéfaction. Sur la troisième marche, Mignon Voleur gît sans vie, les yeux grands ouverts, effaré de n’avoir pas droit à une autre de ses neuf existences promises.
Que s’est-il passé ? Elle n’ose pas le toucher. Pauvre bête. Une idée horrible lui traverse l’esprit : on l’a empoisonné. Quelqu’un l’a empoisonné. Ou alors… Mon Dieu, faites que ce ne soit pas…
« À consommer avant le 15 juin. Ne pas dépasser la date de péremption ».
Nous sommes le 30 juin. Elle n’a pas fait attention. Le saumon est périmé. Madame va être furieuse.
« Vous avez tué Catimini ! Par votre seule négligence, Joséphine. Négligente, vous êtes incroyablement négligente ! Négligente et vieille. C’est pour cela que je vous renvoie. Vous avez tué mon chat. Et vous m’avez tuée moi aussi. Et Monsieur, et les Labreuil, vous nous avez tous empoisonnés ! » Comme si elle venait d’être giflée, Joséphine prend brusquement conscience de la terrifiante situation. Que va-t-elle découvrir dans la salle à manger ? Quatre corps se tordant de douleur ou déjà figés pour une effrayante éternité ? Elle les entend parler. Ils sont encore vivants. Elle reconnaît le rire gras de Monsieur.
Il faudrait qu’elle entre dans le salon et les interrompe, qu’elle leur dise : « J’ai fait une bêtise. Le saumon n’est plus bon. Il faudrait appeler un médecin ». Elle n’ose pas. Ou plutôt, elle n’est pas sûre d’en avoir vraiment envie.
« C’est un accident, Monsieur le Juge, un simple accident. Je n’avais pas fait attention à la date sur l’emballage et quand je suis revenue au salon pour servir le lièvre, il était déjà trop tard… »
Ce serait si simple. Il lui faut quelque chose à boire. Quelque chose de fort, de très fort, qui lui donne du courage. La vodka de Madame devrait parfaitement convenir. Cette bouteille qu’elle cache dans la cuisine, laissant naïvement croire à Monsieur qu’elle ne touche plus à l’alcool.
Et voici que, revenue dans son antre carrelé, royaume des casseroles étincelantes et des poêles à frire inlassablement récurées, Joséphine se met à boire. À sa santé. Et non pas à celle de ses patrons et des horribles Labreuil qui peuvent bien tous s’empiffrer de saumon pourri. Qu’ils crèvent donc ! Ce n’est que justice.
« C’est un accident, Monsieur le Juge, un simple accident. Jamais je n’aurais pu imaginer…
Le chat ? Oui, bien sûr que j’ai vu que la pauvre bête était morte, mais j’étais loin de penser que… Pourquoi je n’ai pas acheté le saumon chez un poissonnier ? Je ne comprends pas le sens de votre question… Oui, je le reconnais, Madame exigeait que j’achète les aliments les plus frais possible. Elle ne voulait pas que j’aille dans les supermarchés. C’est ridicule, n’est-ce pas, Monsieur le Juge ? Les produits sont tout aussi bons et surtout moins coûteux. Je sais bien que ce n’était pas mon argent… Non, Madame ne s’est jamais doutée de rien. Du vol ? Pour ces quelques centaines d’euros par an de différence que je gardais pour moi ! Vous voyez le mal partout, Monsieur le Juge. Ce sont eux qui étaient malhonnêtes. Un salaire de misère pendant des années, jamais un sou d’augmentation, alors que pour ces gens-là, rien n’était trop beau ni trop cher. Mon père ? Oui, il était communiste. Et alors ? Pourquoi me demandez-vous cela ? Non-assistance à personne en danger, dites-vous ? Mais si j’avais pu me douter de quoi que ce soit, me serais-je évertuée à préparer la suite du repas ? Du civet de lièvre, Monsieur le Juge. Et c’est justement en allant leur apporter que… »
- Joséphine ! Mais qu’est-ce que vous faites ? Il y a une odeur de brûlé qui arrive jusque dans la salle à manger !
Madame soulève la cocote et découvre l’étendue du désastre. Il n’y aura pas de civet de lièvre au repas.
- Mais, ma parole, vous êtes en train de boire ma vodka ! Êtes-vous folle ? Que vous arrive-t-il ?
- Le petit chat est mort.
Cet après-midi-là, les Van Brau et les Labreuil découvrent le service des Urgences.
Angoisse profonde et interminable attente. Pourquoi appelle-t-on cela les Urgences s’il faut patienter si longtemps ? Il n’y a pas de danger mortel, leur affirme-t-on, pour les calmer. Juste peut-être quelques problèmes digestifs à venir. On va leur donner des médicaments. Pourtant, le petit chat est mort ! Ils exigent des analyses complémentaires. Les Labreuil se jurent de ne plus jamais remettre les pieds chez les Van Brau.
Joséphine a fait sa valise. Elle est prête à partir quand on sonne à l’entrée. « La police, peut-être ? Ils sont tous morts et on vient m’arrêter ». Non, c’est Gilbert Castelin qui, bouleversé, se confond en excuses.
- C’est un accident stupide. Je ne l’ai pas aperçu quand j’ai sorti la voiture du garage. Le choc l’a tué sur le coup. Je devais absolument partir pour une urgence et j’ai déposé son corps sur l’escalier de votre jardin. Je suis vraiment désolé. Il va de soi que je dédommagerai Monsieur et Madame Van Brau. J’ai des amis qui viennent d’avoir une portée de très beaux chatons. Je pourrais leur demander de…
Et Joséphine éclate de rire. D’un rire si fort, si bon, tellement libérateur qu’elle se promet à l’instant que rien au monde ne pourra plus jamais la faire pleurer. Même pas les oignons.
Dominique Brynaert