Sous le feuillage de mes chênes, je vous écris, cher ami et confrère, confus d’avoir si longtemps oublié de vous faire parvenir de mes nouvelles. Sachez que ce long silence me fut imposé par les évènements qui se déroulèrent, cet été, au Home Saint-Benoît dont je suis le médecin attitré. Jamais une maison de repos ne fut plus agitée et ma présence fut requise, plusieurs jours de suite, auprès de pensionnaires qui m’ont à jamais convaincu qu’un grand âge n’est pas forcément source de sagesse. Par chance, il n’y eut pas mort d’homme mais des orgueils furent grièvement blessés aux combats.
Permettez que je vous fasse le récit des évènements qui, j’en ai la conviction, vous sidèreront comme je le fus moi-même, témoin de la plus ahurissante des situations.
Au début de février, Bénédicte Vitrelle, la nouvelle directrice du home, dut se résoudre à engager un jardinier pour remplacer le pauvre Léon Courcel, terrassé définitivement par ses douleurs arthritiques. A la surprise générale, son choix se porta sur un Asiatique d’une cinquantaine d’années, de petite taille, portant une moustache et une barbichette déjà blanchie, répondant au nom de Shu Tiang. D’origine chinoise, ayant fui un régime haï, l’homme vivait depuis une quinzaine d’années dans la région, mais éprouvait toujours quelques difficultés avec les subtilités de notre langue. Ce léger handicap, ajouté à une réserve toute orientale, l’empêcha, les premières semaines, de nouer des liens naturels de sympathie avec les pensionnaires et le personnel de l’établissement. Toutefois, chacun qui pouvait l’observer, bêche à la main, retourner une terre grasse et noire puis l’ensemencer, devait convenir que le bonhomme était travailleur et efficace.
Aux premières fleurs, il s’en vint trouver la directrice pour une requête. Shu Tiang souhaitait pouvoir disposer d’un emplacement de dix mètres carrés afin de créer un petit jardin personnel. Ne pouvant se douter des conséquences à venir, Madame Virelle lui donna, sans réserve, son accord. On vit donc notre Chinois, aux plus belles semaines du mois de mai, donner vie et couleur à un jardinet dont la structure et le mariage délicat des essences plantées ne ressemblaient en rien d’habituel chez nous.
Vous n’ignorez pas l’énorme ennui vécu par nos anciens dans les maisons de retraite où les seuls évènements sont les visites -toujours trop rares- des membres de leur famille. Aussi, les aménagements de ce jardin d’inspiration asiatique suscitèrent-ils une aimable curiosité auprès de certains qui, de leur visite quotidienne du lieu, firent un moment privilégié de leur journée. Bientôt, des bribes de conversations s’engagèrent entre le jardinier chinois et ses visiteurs, sous la houlette d’une alerte septuagénaire, Gisèle Bruand, ancienne institutrice de l’enseignement communal.
De ces relations anodines naquirent les péripéties qui allaient perturber la sérénité de tous. En captant une attention bienveillante sur lui, Shu Tiang ne se doutait pas qu’il attisait aussi l’irritation d’autres pensionnaires, pétris de jalousie par un détour d’intérêt sur leur personne. C’était le cas de Thérèse Motte, octogénaire revêche, au ton sec et autoritaire, vivant au home comme une reine exilée en ses terres lointaines. J’ai pu moi-même l’entendre vilipender ce « maudit Chinois » et me rappelle très bien l’avoir vu refuser de manger le moindre grain de riz sous prétexte que ce n’était pas une nourriture pour un véritable chrétien. Dois-je vous préciser que sa ferveur religieuse était évidemment expurgée de toute compassion et de tolérance envers son prochain.
L’incident, qui allait déclencher les hostilités que je me prépare à vous décrire, fut l’installation dans le jardinet de Shu Tiang d’une imposante statuette dorée, personnifiant un Bouddha rieur. Sans doute, le savez-vous, ce gros bonhomme hilare n’a rien en commun avec l’authentique Bouddha que l’on vénère en Orient. Il représente, en réalité, le moine Pu-Tai, personnage épicurien connu par les Chinois pour être un symbole de richesse et de bonheur.
Sa présence insolite suscita une vague nouvelle d’intérêt et l’on vit ainsi le jardin chinois devenir un but de promenade pour un nombre toujours grandissant de pensionnaires. Voulant satisfaire ses visiteurs, le jardinier acheva, en juin, l’installation de son jardin en y plaçant des bancs et chacun put venir s’y asseoir pour méditer ou écouter l’ancienne institutrice disserter sur les beautés de la philosophie orientale.
Etait-ce dû à la bonhomie attrayante du soi-disant Bouddha ou à l’irrépressible besoin de superstition de l’être humain, d’aucuns prirent l’habitude de laisser leurs mains glisser tantôt sur le crâne tantôt sur le ventre de la statue tout en marmonnant des phrases inaudibles. Informé de ces pratiques naïves par la très pieuse Thérèse Motte, le Père Balducci, un dominicain responsable de la chapelle du Home Saint-Benoît, évoqua, au cours d’un prêche, son agacement. Fallait-il s’égarer dans d’autres jardins que ceux du Seigneur ? Malheureuses étaient les âmes qui cherchaient dans l’obscurité de la superstition ce que Dieu était prêt à leur offrir dans la lumière de la Vérité !
Les voies du Seigneur étant impénétrables, une des pensionnaires gagna, le lendemain, un gain appréciable à la loterie. Elle en attribua, sans hésiter, le mérite non pas au triste crucifié de la chapelle mais bien à la statue rieuse du jardin chinois.
La nouvelle s’étant propagée, les derniers réfractaires, jusqu’alors indifférents aux « chinoiseries » du moment, prirent à leur tour le chemin du jardin chinois. Valides et handicapés, croyants et agnostiques et même membres du personnel, chacun voulait se faire une opinion. Le gros bonhomme chauve au yeux bridés avait-il la réelle faculté de leur accorder richesse, amour, santé et, pourquoi pas, nouvelle jeunesse ? C’est ainsi, mon Cher, que le jardin de Shu Tiang devint un lieu de pèlerinage.
Vous ne serez pas autrement surpris si je vous écris que deux de mes patients se sentirent, peu après leur dévotion à la statue miraculeuse, mystérieusement soulagés des maux pour lesquels je les traitais habituellement. Mes explications concernant l’effet placebo ne rencontrèrent, hélas, que scepticisme et acrimonie.
Ces évènements, je vous le concède, auraient dû prêter simplement à sourire. C’était sans compter sur l’acariâtre madame Motte et un quarteron de grenouilles de bénitier qui y virent l’opportunité d’une sainte croisade. Sous l’insistance répétée de ces dames, offusquées par ce qu’elles définirent comme une répugnante idolâtrie, le Père Balducci vint trouver la directrice pour lui faire part de son désarroi. Les brebis étaient en train de s’égarer. L’ordre de l’établissement, sa renommée acquise durement au fil des décennies étaient en péril. Il fallait raison retrouver ! A la tête du Home Saint-Benoît depuis six mois seulement, Bénédicte Vitrelle céda, sans combattre, aux arguments de l’homme d’église. Elle intima l’ordre au jardinier de faire immédiatement disparaître le Bouddha causeur de troubles.
Les conséquences de cette décision insuffisamment réfléchie furent catastrophiques. La mise à l’écart de la statue vénérée et l’attitude ridiculement triomphante de Thérèse Motte suscitèrent une vague d’indignation démesurée. Véritable virago dénonçant un arbitraire inacceptable, Gisèle Bruand menait la contestation tandis que le clan des croisés lançait des invectives aux impies, menaçant ceux-ci des foudres divines. Ce jour-là, à l’heure du déjeuner, je vis des dames et des messieurs d’un âge respectable s’insulter comme des charretiers, se faire des doigts d’honneur et même se lancer de la nourriture, au plus grand désarroi d’un personnel qui n’osait prendre position. Le chaos était en train de s’installer.
Paniquée, la directrice entra dans la salle commune et menaça de faire renvoyer dans leur famille les récalcitrants. C’est alors que Gisèle Bruand eut un geste fatal. Elle gifla Bénédicte Vitrelle. L’agression fut si brusque que tous restèrent un long moment dans un silence figé. La directrice battit en retraite sans mot dire mais je devinai sur son visage une froide détermination de ne pas en rester là.
Dans le milieu de l’après-midi, une camionnette de police s’arrêta devant l’entrée du Home Saint- Benoît. Dix hommes en descendirent et menèrent une véritable opération de commando qui surprit tout le monde. Sans le moindre ménagement pour son âge, l’ancienne institutrice fut emmenée par deux policiers musclés tandis que les pensionnaires indociles se retrouvèrent confinés dans leur chambre sous la menace de représailles sévères.
L’émotion fut telle pour certains que je dus passer de chambre en chambre pour prendre des tensions, répondre à une série de malaises divers et distribuer, ci et là, cachets et calmants.
On aurait pu légitimement penser que ce coup de force suffirait à calmer les esprits. Loin s’en faut. L’incarcération de Gisèle Bruand, martyre proclamée de l’intolérance et de l’oppression, persuada les plus hardis de la nécessité d’un geste ferme.
Le lendemain des incidents, à l’heure de la première messe, le père Balducci découvrit que plusieurs pensionnaires, usant de chaînes et de cadenas, s’étaient enfermés dans sa chapelle, refusant à quiconque l’accès à celle-ci. La directrice était prête à former une nouvelle fois le numéro de la police mais le dominicain la mit en garde contre tout nouveau scandale qui entacherait irrémédiablement la réputation du Home Saint-Benoît. Sans doute était-il préférable de négocier.
Manque d’expérience dans la gestion des situations critiques ou caractère vraiment trop peu accommodant, le sens de la négociation de Bénédicte Vitrelle montra, hélas, très vite ses limites. Devant l’échec des discussions, les occupants de la chapelle décrétèrent qu’ils entamaient une grève de la faim qui ne s’achèverait qu’avec la libération de Gisèle Bruand… et du Bouddha.
Inflexible, la directrice certifia que ce « caprice sénile » ne l’empêcherait pas de dormir.
Au cours du troisième jour de grève, on apprit que celle qui incarnait l’esprit de la révolte ne reviendrait pas. Les enfants de Gisèle Bruand avaient jugé préférable de la placer ailleurs. Restait le problème de la statue « miraculeuse ».
Sachant que le grand âge des grévistes de la faim pouvait engendrer rapidement une détérioration irréversible de leur processus vital, je parvins à convaincre la directrice de me laisser prendre une initiative pour débloquer la situation. C’est ainsi que je m’en fus trouver le seul homme susceptible, à mon sens, de ramener la sérénité perdue : Shu Tiang.
Ce fut, je vous l’assure, une rencontre très riche humainement. Depuis plusieurs jours, accablé par les incidents auxquels il était involontairement associé, le malheureux errait dans sa minuscule maison, délaissant les soins du jardin. Nos discussions - en anglais - nous menèrent à deviser sur les enseignements du Bouddhisme et je puis vous assurer que ce simple jardinier a acquis à son contact une sagesse rare et lumineuse. Nul autre que lui ne pouvait mieux convaincre les grévistes de mettre fin à leur dangereuse action. J’obtins de ceux-ci qu’ils lui ouvrent la porte de la chapelle pour qu’il puisse leur parler.
J’ignore les paroles qui furent échangées mais je suppose que cet homme simple et bienveillant sut leur faire admettre qu’une grève de la faim, aussi légitime soit-elle, reste une terrible violence commise envers soi-même et qu’à son terme, elle va à l’encontre d’un précepte essentiel, celui de ne pas détruire la vie, y compris la sienne. Plus sûrement, il leur annonça, à ma suggestion, que la statue avait été revendue par ses soins à une institution accueillant des enfants gravement handicapés. Ayant obtenu, de mon côté, que la directrice et le père Balducci n’engagent aucune sanction ou représailles contre les occupants de la chapelle, chacun, finalement, regagna sa chambre.
Dans les jours qui suivirent, nul ne parla plus des incidents. Seule Thérèse Motte s’entêtait à afficher, sur le visage, un rictus de satisfaction, comme peuvent le faire les esprits mesquins, gonflés de leur imbécile sentiment de victoire. Cette joie malsaine fut de courte durée car une soudaine occlusion intestinale l’éloigna du Home durant une très longue hospitalisation.
A l’heure où je vous écris ces lignes, cher ami, ayant, sous le feuillage de mes chênes, retrouvé la joie simple de la contemplation de la nature, j’observe l’excellent Shu Tiang qui arrose la vaste pelouse verte sur laquelle nous avons agréablement déjeuné l’été passé. J’ai, en effet, pris à mon service cet homme habile avec les secrets du jardinage.
J’espère que vous trouverez le temps de revenir me voir bientôt. J’ai hâte de vous montrer le très délicat jardin chinois qu’il a aménagé dans ma propriété et une certaine statue dont je vous inviterai à caresser le ventre, confiant dans le bonheur évident que vous apportera ce petit geste tout simple.
Dominique Brynaert